Un canal.Texte de Pascal de Gosselin.3

Publié le 9 Juillet 2014

vieux, portant une casquette de marin plus ou moins crasseuse. Les autres, plus jeunes et plus rares, étaient en bleu de travail, bien charpentés, cheveux coupés court. Ils semblaient tous parler le même langage devant leur verre de vin blanc, certains, pipe en bouche.

Etienne essaya de comprendre ce qu’ils disaient, peine perdue : ils avaient des mots qu’il ne connaissait pas, ils disaient des villes ou des lieux qui lui étaient inconnus. Avant, il aurait eu une impression de solitude ou d’ennui, mais aujourd’hui, ça ne le gênait pas, il se laissait bercer par leurs voix, par ce contre-chant d’hommes virils devenus sirènes.

Certains entraient, d’autres sortaient, mais Etienne ne s’en apercevait pas.

Il ne vit pas non plus que qu’il faisait déjà nuit. Personne n’était venu lui proposer une autre consommation, comme dans tous les cafés. Embrumé par ces voix traversant les pipes fumantes, il s’imaginait dans un cocon. Il n’avait pas envie d’aller dans la rue : elle lui semblait froide et déserte, inhospitalière.

 

A l’heure du dîner, il était toujours là : la patronne, toute ronde sous un tablier à carreaux, lui demanda s’il voulait manger quelque chose :

  • Vous avez des saucisses frites avec du ketchup ?
  • Non, mon petit bonhomme, ici on ne mange pas de cochonneries. Ce soir j’ai des pieds paquets, je les ai faits cet après-midi.

Etienne ne savait pas ce que c’était. Il demanda seulement :

  • C’est combien ?

Ce n’était même pas le prix d’une pizza chez Mario.

Quand le plat fut devant lui, elle remporta le verre de coca vide.

  • Vous n’allez pas boire cette saleté avec mes pieds !

Elle apporta un grand verre de rosé, empli à ras bord :

  • Cadeau de la maison !

Il trouva cela bon. Il mangea tout. Le rosé coulait à plaisir.

Le café était compris, un café fort avec un peu de marc au fond de la tasse.

 

Les autres mangeaient aussi, à côté de lui, sans le voir. Et puis il y eut un sourire sur des chicots à la nicotine, un sourire qui semblait vouloir dire qu’il faisait un peu partie de la maison maintenant. Il se rendit compte qu’il attendait ce sourire pour oublier petit à petit le bar de la station Dugommier et ses copains bruyants et moqueurs.

 

Il ne partit qu’à la fermeture du bistrot. Il était tout étourdi d’être seul dehors dans le froid. Il se jeta sur son lit, déjà endormi.

 

Le lendemain matin il émergea d’un sommeil profond, plein des souvenirs de l’Avalant. Même son café noir ne dissipa pas cette sensation de fumée et d’hommes qui parlaient entre eux.

 

Il ne déjeuna pas ce jour là, il n’avait qu’une idée en tête, aller rôder autour du petit bistrot. Il passa devant plusieurs fois. Il ne savait pas pourquoi, mais il hésitait à entrer. Il continua un peu et lut sur une plaque « rue Villot ». Il ne la connaissait pas. Il continua encore son chemin jusqu’au parapet d’un quai, la Seine coulait juste là en dessous : il était quai de Bercy.

Il sourit de la coïncidence : les gens du café étaient des mariniers, tout simplement, pourquoi n’avait-il pas compris tout de suite ? Quand on est à la limite de deux mondes, on oublie petit à petit l’ancien, mais on ne comprend encore rien au nouveau. Peut-être était-il maintenant sans attache.

 

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Rédigé par Le blog sur Chatillon sur Indre

Publié dans #Ecrivain et romancier de Chatillon

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